Jean Richard Freymann

L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique

Editions Arcanes-érès, 2018

Voici un livre qui pourrait bien en appeler d’autres. Jean-Richard Freymann a bien choisi son titre : L’inconscient c’est pour quoi faire ?, en ajoutant en sous- titre « Introduction à la clinique psychanalytique ». Après l’avoir reposé, lecture faite, j’ai eu envie de prendre l’auteur au mot et de lui demander de poursuivre.

Voilà en effet un petit ouvrage qui vient nous rappeler que la clinique est lecture, qu’elle se fait dans l’interlocution avec un autre et qu’elle nécessite un rapport au savoir qui dépasse de loin toute application technique d’un canevas de signes du type QCM. « Clinique psychanalytique », dit l’auteur. J’ajouterais encore plus directement : « psychiatrie lacanienne » car, en effet, en reprenant les écrits freudiens, en continuant l’élaboration de ses concepts, Lacan a poursuivi la recherche en psychanalyse, mais n’a jamais renié ses références psychiatriques, mais au contraire, dans ses présentations de malades, il a fait œuvre d’enseignement clinique. Il en était de même avec Lucien Israël à Strasbourg. Marcel Czermak, Jean-Richard Freymann, Michel Patris et d’autres encore, ont continué cette tradition et ont formé des praticiens qui continuent de garder les repères de la lecture clinique classique qui donne une place à la question du sujet et du transfert. Ce livre en témoigne.

Jean-Richard Freymann a pris soin de confronter cette lecture avec ce que propose le dernier DSM. Car, hélas, comme le fait remarquer très justement, mais un peu tard, Allan Frances1, qui n’est pas étranger à la dérive de la classification américaine actuelle, avec le DSM V, on se découvre en un quart d’heure affecté d’un nombre invraisemblable de troubles grâce à ce petit trésor de signes pathologiques, alors qu’on se croyait à peu près « normal » jusqu’alors. Parce que c’est de norme qu’il s’agit dans la psychiatrie actuelle, d’un traitement

1 A. Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? Le normal et le pathologique, Odile Jacob, 2013, p.22.

social ou médicamenteux de ce qui la trouble de loin ou de près. Non seulement de norme, mais également de « gestion ». Toute la santé a été revisitée avec les critères de la gestion d’entreprise, transformant les offres de soin en offres de service, et les patients, en usagers. Inutile de faire remarquer qu’ainsi, le temps pour comprendre, le temps pour faire advenir du sujet, est comptabilisé. Après tout, pourquoi la santé ne rapporterait-elle pas des profits ?

Nous avons besoin que la lecture d’une clinique digne de ce nom soit poursuivie et qu’on continue à y faire une place à la psychanalyse comme outil de repérage efficient. Jean- Richard Freymann le fait et je voudrais le prendre au mot pour exprimer le vœu que cela ne soit qu’une introduction avec les indications des différents chapitres d’un véritable manuel, à mettre entre les mains de tout clinicien, psychiatre, psychologue, infirmier et autres professions paramédicales concernées par le travail dans le domaine de la santé mentale. Georges Lantéri-Laura, en son temps, avait souligné qu’avec les deux derniers DSM, nous changions de paradigme en psychiatrie, tout en précisant qu’il lui était plus difficile d’en dessiner les contours, puisqu’on se trouvait à l’intérieur de celui-ci2. On est à la fin des années 90 lorsque Georges Lantéri-Laura écrit son ouvrage. Depuis 20 ans, les choses se sont précisées. Avec les deux derniers DSM, on est entré résolument dans l’ère des théories physico-chimique et mécanistique (neuronale) des conduites3. La réponse est à la mesure : médicamenteuse, cognitiviste, comportementale, selon. La pratique psychiatrique y a perdu sa pertinence, pour ne pas dire, son âme. Dans son remarquable ouvrage, Georges Lantéri- Laura rappelle que pendant deux siècles, la médecine a tenté d’élaborer un modèle de lecture des signes permettant par leur corrélation et une lecture différentielle d’avec d’autres signes, de nommer, classifier et diagnostiquer, les signes, les symptômes, les syndromes, et enfin, la, les maladies mentales. Les derniers DSM ont mis fin à ce travail extrêmement méticuleux pour ordonner l’ensemble du spectre de la maladie mentale en des milliers de signes. Michel Patris les appelle des « critères confettis »4. C’est bien vu. Ce qui en résulte est le traitement social. Exit la psychiatrie au bénéfice de la chimiatrie. La psychothérapie, c’est bien trop long, pas rentable, pour ne pas dire, ringard. Troubles aujourd’hui, humeurs du temps des Grecs et possession démoniaque au Moyen Age. Nous avons pu suivre l’histoire de la maladie mentale en miroir avec l’esprit d’une époque. Il est alors inquiétant de voir qu’à

2 G. Lantéri-Laura, Essai sur les Paradigmes de la Psychiatrie Moderne, éditions du Temps, 1998, p.212.
3 J.P. Lebrun, M. Crommelinck, Un cerveau Pensant : entre plasticité et stabilité, psychanalyse et neuro- sciences, érès, coll. « Humus entretiens », 2017, p.14.
4 J.-R. Freymann, L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Arcanes-érès, 2018, (ici, Michel Patris, p.78).

notre époque, la notion de sujet disparaisse et qu’à sa place vienne le dénominateur le plus petit : l’homme réduit à son cerveau, ses synapses. L’homme machine, concurrencé par l’ordinateur et les algorithmes. Une lecture simpliste qui n’a d’égal que l’amollissement de la pensée. Les vrais malades mentaux, comme le constate Allan Frances, sont terriblement négligés5. Bon, il n’y est pas pour rien !

S’agit-il de fabriquer des patients par millions avec des diagnostics clés en mains permettant aux laboratoires pharmaceutiques de se « pourlécher les babines », comme le dénonce, un peu évidemment, Allan Frances6 ou s’agit-il d’écouter un sujet particulier souffrant de symptômes dont il s’agit de tenir compte dans une prise en charge lui permettant de vivre avec ses difficultés, avec un accompagnement approprié ? Jean-Richard Freymann le souligne : à force de répondre à la demande, on fabrique une obturation, « une névrose dépassée » selon les mots de Lucien Israël7. Internet faisant le reste, tout un chacun peut maintenant se procurer son diagnostic, ready made. On se passerait presque du psychiatre.

Le livre de Jean-Richard Freymann nous rafraîchit la mémoire, en tout cas pour ceux qui ont encore eu la chance d’avoir été formés par des cliniciens rompus au véritable travail clinique. Les grandes catégories structurales de la névrose et de la psychose retrouvent leur place dans cet ouvrage, et avec elles les possibles repérages de leur particularité. Il nous rappelle les grands entités nosographiques qui ont marqué l’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, reprenant tour à tour, l’hystérie, grâce à laquelle Freud a découvert la psychanalyse, la paranoïa, entité clé de la recherche lacanienne, la schizophrénie, dont la description minutieuse a donné lieu à un ouvrage magistral sous la plume d’Eugen Bleuler que presque personne ne lit aujourd’hui. 600 pages, c’est bien trop long ! Une place très intéressante est donnée, dans un chapitre rédigé par Michel Patris, à la notion de limite, les personnalités « border-line », issue de courants, dérivés au sens propre et au sens figuré, de la psychanalyse, faisant leur le fourre-tout de la difficulté dite « narcissique » si incommode à cerner.

En premier lieu, bien entendu, vient l’hystérie. Jean-Richard Freymann rétablit le lien avec les premiers travaux de Freud. L’hystérie, empêcheuse de tourner en rond, si

5 A. Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? op. cit., p.20. 6 Ibid., p.18.
7 J.R. Freymann, op. cit., p.25

flamboyante du temps de Freud, a été bannie des tablettes du DSM V pour être émiettée en des tas de troubles plus ou moins disruptifs ou bipolaires, d’angoisse, somatiques, et cætera. Il est vrai que cela correspond mieux aux molécules récentes. Mais avec le bannissement de l’hystérie, le « pas de côté » les « pas-de-sens » que Lacan développe longuement dans le séminaire V et le pas-sans8 ont disparu. Pour autant, peut-on dire que l’hystérie a disparu ? Jean-Richard Freymann souligne la fermeture aux symptômes de l’hystérie, à l’heure actuelle, qui pourtant continue d’exister, mais plus comme phénoménologiquement déjà-là. Il s’agit de la provoquer dans le travail thérapeutique pour recréer l’écart qui permet seulement de l’aborder9. La psychanalyse a son mot à dire, si on voulait bien lui accorder un autre statut que celui d’un langage hermétique à usage de quelques initiés… qui d’ailleurs sont largement fautifs dans le discrédit dont elle souffre à l’heure actuelle. Elle pourrait relever la place particulière réservée au désir à l’époque actuelle, à la réduction du temps pour faire advenir, à l’immédiateté et à la surenchère de la demande, au comblement du manque par l’objet fétichisé. Pas de doute, le désir de « la belle bouchère » est d’un autre siècle. Jean-Richard Freymann rappelle la notion de «névrose dépassée» utilisée par Lucien Israël pour caractériser le résultat d’une demande systématiquement obturée10.

Et la phobie alors ? Là encore, Jean-Richard Freymann nous rappelle les travaux fondateurs de Freud, tournant autour de la question œdipienne, leur reprise par Lacan pour introduire l’enjeu de l’objet. Étant donné le sort réservé à la frustration à l’heure actuelle, pas étonnant que, notamment chez les enfants, comme par hasard, les phobies de toutes sortes flambent. Soignée obsessionnellement par conditionnement à l’heure actuelle, elle reste la voie royale pourtant à la question de l’angoisse. Encore faut-il, là encore, admettre que la psychanalyse ait quelques biscuits dans sa poche en la matière.

Et la névrose obsessionnelle alors ? Jean-Richard Freymann nous rappelle qu’elle est loin de se réduire aux TOCs et qu’en faisant des exercices, on ne fait guère plus que chasser un clou avec un autre. On reste dans la substitution. Oui, pourquoi pas, à condition que le malade en question ait le temps de déplier en parole ce que cela lui fait de devoir mettre en place un contre-feu. Que la névrose obsessionnelle ait un rapport avec l’histoire d’un sujet est passé sous silence et étouffé. Se prendre le temps d’écouter permettrait pourtant au patient de

8 Ibid., p.25. 9 Ibid., p.19. 10 Ibid., p.25.

parler des craintes liées aux rituels propitiatoires et, au passage, au praticien, de faire le différentiel avec une psychose avérée. Oui, en fait, cela permettrait de repérer ce qui dans l’obsession n’est pas « médiation sexuelle, mais médiation avec la mort elle-même »11.

Et la paranoïa ? Disparue du DSM. Enfin, réduite à une demi-page dans la rubrique des troubles de la personnalité. Oublié Schreber, oublié le cas Aimée de la thèse de Lacan. À croire que la paranoïa pullule tellement dans notre société et dans les différentes sphères de pouvoir en particulier, qu’on ne la voit même plus. On s’y habitue. Oublié le travail de reprise que faisait Lacan de la situation de projection dont parle Freud et dans laquelle sujet et autre se trouvent être interchangeables dans une réciprocité interprétative. Jean-Richard Freymann nous en rafraîchit la mémoire dans « les déclinaisons de l’Amour ».

Un chapitre est consacré à la schizophrénie. En effet, le DSM l’a maintenue, la traitant dans une dimension de spectre, comme il le fait pour l’autisme. Jean-Richard Freymann nous rappelle le travail remarquable de Bleuler qui, loin d’être un catalogue des signes, est une tentative unique d’ordonner ce qui, dans le discours constitué du malade, relève du trouble de l’articulation de la pensée, et qui ne se résume de loin pas à la bizarrerie que retient le DSM12. L’auteur nous rappelle aussi la grande différence qu’il y a entre les troubles schizophréniques, qui affectent les processus primaires, et la névrose, qui affecte les processus secondaires13. Combien d’entre les jeunes internes en psychiatrie, combien d’étudiants en psychologie, lisent encore ces ouvrages nés il y a un siècle ? N’oublions pas que Bleuler et Freud correspondaient ensemble à l’époque, et que leurs élaborations respectives se faisaient en parallèle. Le premier avait à sa disposition un champ d’observation de la pathologie mentale que le contexte politique de l’époque interdisait au second. Lacan, pour sa part, rechignait à utiliser le terme de schizophrénie. Ses héritiers en font autant, pour souligner davantage la richesse de la symptomatologie psychotique qui est loin d’avoir été épuisée.

Un chapitre entier est consacré à la question de l’état-limite, la « borderline » et nous rappelle, que cette notion est née outre-Atlantique dans un contexte résolument critique par rapport aux limites de la cure analytique classique. Sous la plume de Michel Patris, nous

11 Ibid., p.51. 12 Ibid., p.64. 13 Ibid., p.69.

revisitons le remaniement de la théorie psychanalytique au bénéfice de troubles narcissiques de toute sorte, permettant d’y masquer la vraie question de l’instabilité de toute nosographie, susceptible toujours d’être révisée. Pour sûr, dans le concert des «développements personnels» et autres «coachings», ce mirage fourre-tout des petits et grands soucis narcissiques ressemble plus au bestiaire de Prévert qu’à une véritable nosographie14. Il souligne combien ces dénominations actuelles, et les effets qu’elles produisent, sont une sorte de mirage niant notre intolérance à ce qui vient, justement, déborder notre névrose ordinaire15. J’ajouterais volontiers que l’« état limite » est surtout notre propre limite de praticiens à différencier les structures dans certaines manifestations complexes.

Tous ces chapitres se suivent dans une logique de démonstration. Les entités nosographiques continuent de nourrir la réflexion clinique et permettent un repérage des articulations dialectiques entre le désir du sujet, le désir de l’Autre, le désir du désir de l’Autre, le transfert. Une simple lecture, ou collecte, des signes n’a encore jamais fait effet thérapeutique. Quelle logique permet alors qu’« autre chose » puisse se faire jour dans le travail avec un sujet ? Les derniers chapitres tentent de montrer quelle place occupe la répétition névrotique, à opposer à la question de l’automatisme mental dans la psychose. Jean-Richard Freymann rappelle l’importance de la question du délire versus le fantasme, voire leur articulation, dans le déclenchement des psychoses. Il reprend la formule saisissante de Marcel Czermak, disant que le moment fécond dans la genèse de la bouffée délirante est le moment où le sujet rencontre, dans le réel, un élément de son fantasme16.

Ce livre est une mine. Plutôt, ce livre annonce une mine d’éléments que tout clinicien devrait travailler avant même de s’autoriser à une quelconque pratique. Annoncer une mine est un défi que je souhaiterais lancer à l’auteur : qu’il continue, en dépliant un à un ces éléments d’expression de la structure, chacun nourri par des exemples cliniques qui doivent servir d’enseignement, pour permettre aux jeunes praticiens de se familiariser avec un outil de lecture efficient. Oui, la psychiatrie lacanienne existe et elle a besoin d’un manuel digne de ce nom !

Eva-Marie Golder, mai 2018

14 Ibid., ici Michel Patris, p.78. 15 Ibid., p.83.
16 Ibid., p.110.